Chapitre 7
Mathilde ouvre le placard, attrape une culotte, un pantalon, un chemisier. Dans la chambre d’à côté, la radio de Simon s’est déclenchée. Quelques minutes plus tard, il frappe à sa porte, lui propose de réveiller les jumeaux. Mathilde jette un œil à l’heure, elle est dans les temps. Elle entre dans la cuisine, s’arrête un instant pour réfléchir aux gestes qu’elle doit faire, l’ordre dans lequel ils doivent s’accomplir. Elle n’allume pas le vieux transistor. Elle se concentre. Théo et Maxime surgissent derrière elle, lui sautent au cou pour l’embrasser. Leur corps a gardé la chaleur de la nuit, elle caresse leur visage froissé par le sommeil, respire leur odeur. Dans les plis de leur cou, un court instant, l’agencement de sa propre vie lui paraît simple. Sa place est là, auprès d’eux. Le reste n’a pas d’importance. Elle va appeler un médecin, le faire venir jusque chez elle, lui expliquer. Il l’examinera et constatera que son corps n’a plus la force, qu’il ne reste rien, pas un atome, pas une onde. Après son départ elle restera couchée jusqu’à midi et puis elle se lèvera, elle sortira le temps de quelques courses, ou bien elle passera l’après-midi dehors, elle se remplira du bruit des autres, de leurs couleurs, de leur mouvement. Elle préparera un repas dont ses fils raffolent, un repas d’une seule couleur ou dont les mets commencent tous par la même syllabe, elle dressera une jolie table, elle guettera leur retour, elle
Elle va appeler un médecin. Dès que les garçons seront partis.
En bout de table, à peine assis, Théo commence à parler. Il a toujours été le plus bavard, il connaît des dizaines de blagues, des histoires drôles, tristes ou à dormir debout, des histoires qui font peur. Il réclame le silence. Ce matin, il raconte à ses frères une émission sur les records du Guinness Book qu’il a vue il y a quelques jours chez un copain. Mathilde écoute d’abord d’une oreille distraite, elle les observe, tous les trois, ils sont si beaux. Théo et Maxime ont dix ans, cultivent leur différence, Simon est déjà plus grand qu’elle, il a les épaules de son père, cette même façon de se tenir au bord des chaises, en déséquilibre. Leurs rires la ramènent à la conversation. Il est question d’un homme qui détient le record de soutiens-gorge dégrafés en une minute, d’une seule main. Puis d’un autre qui, dans le même temps, parvient à enfiler et retirer quatre-vingts fois son slip.
« Raconte d’autres exploits ! » hurle Maxime, au comble de l’excitation. Théo poursuit. Il y a l’homme qui noue des queues de cerises avec la langue, et celui qui attrape des Smarties avec des baguettes. Les deux autres s’esclaffent de concert. Mathilde les interrompt pour préciser qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’exploits, les invite à réfléchir sur la nature de ces performances : n’ont-ils pas le sentiment qu’il y a quelque chose d’humiliant à enlever et remettre son slip des dizaines de fois pour être le champion du monde dans sa catégorie ? Ils réfléchissent, ils acquiescent. Et puis Théo renchérit, avec le plus grand sérieux :
— Oui, mais le type qui coupe des bananes en deux, d’une seule main, comme ça, net, avec la peau, ça c’est un vrai exploit, hein maman ?
Mathilde caresse le visage de Théo, et elle rit.
Alors ils rient aussi, tous les trois, étonnés de l’entendre rire.
Depuis quelques semaines, dans la lumière des petits matins, lorsqu’ils s’asseyent autour de la table de la cuisine, lorsqu’ils espèrent sa voix, cherchent sur son visage le sourire qu’elle n’a plus, et qu’elle ne sait plus quoi leur dire, il lui semble que ses fils la regardent comme une bombe à retardement.
Mais pas aujourd’hui.
Aujourd’hui le 20 mai, ils sont partis tous les trois, sac et cartables sur le dos, rassurés, tranquilles.
Aujourd’hui le 20 mai, elle a commencé la journée par rire.